Encore une bonne nouvelle (c'est une première victoire, mais malheureusement il en faudra d'autres pour que ça ait le moindre effet) : la loi de 2016 de pénalisation des clients de travailleurs et travailleuses du sexe (TdS) est examinée par la CEDH après une plainte déposée par 261 travailleurs/euses.
Ici article de médecins du monde,
thread twitter d'Amnesty,
conférence de presse MdM (Jasmine), Strass, Acceptess-TC'est quoi les conditions de vie des TdS ?1/ Même si le terme parapluie de TdS est assez large, on parle ici surtout des TdS qui sont directement au contact de clients (donc par exemple, pas les acteurs ou actrices porno).
2/
Le travail du sexe est légal en France. Ce qui est interdit depuis longtemps, c'est le proxénétisme, c'est-à-dire tirer profit de la vente, par autrui, de services sexuels. Cela a des conséquences fâcheuses parce que toute personne qui reçoit de l'argent d'un.e TdS est concrètement en train de faire du proxénétisme, et la compréhension par la justice est effectivement aussi large que ça. Si par exemple deux TdS décident de travailler ensemble dans un logement (la première achète le logement, la deuxième lui paye un loyer) alors la première est proxénète de la deuxième. Si une TdS offre un cadeau d'anniversaire à son conjoint, alors celui-ci est coupable de proxénétisme de son épouse. Bref : c'est légal de gagner de l'argent, mais impossible de le dépenser légalement.
3/ Le délit de proxénétisme est également étendu à toute forme d'aide aux TdS y compris sans rémunération. Si vous mettez en place gratuitement un site qui permet à une TdS de gérer son agenda et plannifier ses rdv avec des clients, vous êtes coupable de proxénétisme. Idem si vous tenez un blog qui explique comment ne pas se mettre en danger en exerçant un métier du sexe.
(source legifrance)4/ À cela s'est ajouté pendant longtemps des lois contre le racolage (aujourd'hui abrogées, cf
ici), des arrêtés municipaux interdisant le stationnement des camionettes de TdS à plusieurs endroits (il y a eu un procès au TA perdu en juin dernier). Et puis vous vous doutez que j'allais en parler, mais les TdS sont particulièrement soumises à l'arbitraire des flics qui les contrôlent (on parle de menace, violence, racket, viol).
5/ Je veux pas trop rentrer dans les détails, mais si ceci a poussé un grand nombre de TdS à se tourner vers le TdS virtuel (cam-shows par exemple), il faut savoir que les conditions de travail y sont très précaires pour les TdS, que les plate-formes se sucrent allègrement au passage, et que plusieurs d'entre elles ont fermé depuis les lois
SESTA-FOSTALa loi de 2016Une
loi est passée en 2016 à ce sujet, et elle contient trois parties, en gros :
- fin du délit de racolage (article 15 de la loi)
- création de parcours de sortie permettant à des TdS de changer d'activité
- pénalisation des clients de TdS
Cette loi a été massivement poussée par des organisations féministes (dites "SWERF" pour "Sex Workers Exclusionnary Radical Feminists"), constituées en un collectif "Abolition 2012" dont on peut trouver une liste des associations adhérentes
ici. Au même moment, une enquête réalisée dans le sud de la France
montrait qu'environ 98% des TdS étaient contre la pénalisation des clients.
Pour ou contre ?Les arguments en faveur de la loi :
- abolir le délit de racolage protège les TdS (ça tout le monde est d'accord je pense)
- il s'agirait de mettre fin à l'existence de la prostitution ("abolitionnisme") et la loi permet d'y parvenir
- le parcours de sortie sauve les vies des personnes contraintes financièrement de se prostituer et leur donne un moyen de substistance
- le parcours de sortie permet aussi à des TdS victimes de traite de dénoncer leur proxénète contre un permis de séjour
Les arguments en défaveur de la loi :
- la pénalisation des clients ne met pas fin au travail sexuel.
- par contre, cela diminue le nombre de clients potentiels, donc limite la marge de manœuvre des TdS qui ne peuvent plus sélectionner les clients
- la négociation du service (type de service, port du préservatif, tarif, etc.) devient un risque pour les clients, qui veulent donc expédier cette partie
- ce qui précède constitue une atteinte aux droits fondamentaux des TdS (signalée en 2015 par le
défenseur des droits, entre autres)
- le parcours de sortie est mieux que rien, mais 300€/mois en échange de l'abandon total des ressources de revenus, ce n'est quasiment jamais pratique
- prendre le risque de dénoncer un passeur permet d'avoir un permis de séjour pour 6 mois, et... c'est tout
Les effets mesurés après l'entrée en vigueur de la loi confirme plutôt les arguments en défaveur de la loi : entre 2017 et 2021, le nombre total de parcours de sortie s'élèvait
à 400 au total, et souvent par effet d'opportunité (ie une personne souhaite arrêter le TdS de toute façon, et va donc profiter du parcours de sortie au passage). Les violences et prises de risques par les TdS ont augmenté selon les associations de terrain. Le harcèlement policier continue (pour situer, les TdS déclarent la plupart du temps avoir davantage peur des flics que des clients).
Et c'est quoi l'actualité ?La loi a été attaquée par des TdS et des assos dès 2016, c'est remonté jusqu'au conseil constitutionnel en 2019 (via la cour de cassation), qui a
confirmé la loi. Après l'épuisement des recours interne, les TdS ont donc saisi la cour européenne des droits humains.
Au bout de 3 ans, la partie examinée par la CEDH n'est pas le fond ("est-ce que la loi respecte les droits fondamentaux ?") mais la recevabilité ("est-ce que la cour devrait se prononcer sur cette question ?").
Et donc la CEDH a déclaré la plainte recevable. Cela signifie qu'elle reconnait que la loi a porté une atteinte aux TdS, en les maintenant dans la clandestinité et l'isolement.
Il reste donc à attendre que la cour se penche sur le fond, et espérer que la loi de 2016 se fasse casser.
Remarque finale :Le discours abolitionniste est assez rôdé et vous pouvez en trouver plein d'exemples. Attention cependant : les chiffres avancés sont toujours inventés ou pifométriques. Il n'y a aucune source d'information très fiable sur les chiffres de la prostitution, de la prostitution de mineur.e.s, sur la traite, etc. en France. Une
étude sociologique de Lilian Mathieu montre que ces chiffres sont inventés, répétés et déformés dans des boucles d'écho sans jamais la moindre analyse de terrain.