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Forum > Politique & Société > [Article] Le mythe de l'autonomie : la France ne peut pas survivre sans l'Afrique

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Coen le barbu

17/02/22 (22:25)

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(Survivre en tant qu’État riche et développé j'entends - revenir au niveau d'abondance, de démographie et de complexité sociale du moyen-âge reste sans doute une option, si peu sexy soit-elle)

Je vais commencer par une mise en perspective historique, mais mon propos est avant tout de commenter cet article

Au cours de la période coloniale (du XVIe siècle aux années 50-60 pour l'essentiel), les pays d'Amérique latine, puis d'Afrique et d'Asie ont été soumis à un pillage systématique par les Européens (rejoints en cours de route par quelques compères comme les Etats-Unis et le Japon), pillage appuyé par la force brute et le plus souvent par un contrôle direct des institutions (l'Empire). Ce pillage a pris un certain nombre de formes successives ou superposées :
- rapine pure en simple pendant le processus de conquête (Amérique du Sud, Afrique de l'Est, Inde)
- pillages tout au long de l'occupation ou jusqu'à épuisement des matières premières extraites du sol (or, argent, cuivre, diamant), des plantes ou des animaux (ivoire, caoutchouc, bois)
- exploitation locale (ou délocalisées d'une colonie à l'autre) de main d’œuvre forcée dans des plantations dont les produits étaient rapatriés en Europe (coton, sucre, indigo, arachide)
- importation directe de main d’œuvre servile (esclaves africains en Amérique du Nord, coolies asiatiques en Europe)
- achats massivement inégaux et/ou soldés par de la drogue après établissement d'un rapport de force militaire (opium en Chine)
- destruction des industries pré-coloniales dans le Sud pour écouler les produits de l'industrie du Nord (textile en Inde)

Après la seconde guerre mondiale, dans un contexte d'abaissement des puissances européennes au profit de nouvelles superpuissances moins directement intéressées au maintien des empires (tout en ayant envie de maintenir à leur profit l'inégalité des échanges), la plupart des peuples colonisés ont réussi à arracher leur indépendance, de façon plus ou moins douloureuse. Pendant au moins deux décennies, l'amélioration des conditions d'existence des populations concernées a été sensible, néanmoins, avec un calendrier variable d'un espace à l'autre (dès les années 80 dans une partie de l'Afrique sub-saharienne, presque partout depuis au moins 2010) celles-ci ont recommencé à se dégrader, y compris en ce qui concerne l'alimentation. Dans tous les cas, un rattrapage des inégalités Nord-Sud n'a jamais pu devenir la perspective sauf pour l'Asie orientale et quelques états pétroliers.

Au delà des explications essentialistes qui servent essentiellement à nourrir l'imaginaire des nostalgique de l'empire, il y a deux façons d'envisager cette tendance :
- soit les pays du Nord disposaient d'une avance de développement sur laquelle ils ont pu tranquillement capitaliser
- soit le pillage continue sous de nouvelles formes mais avec une aussi grande ampleur

[*r]Pourquoi cette question est-elle importante ? Au-delà, j'entends, du fait qu'on puisse être choqué par le maintien d'une injustice aux proportions défiant l'imagination. Eh bien parce que ça nous dit sur quoi notre économie est assise, et donc ce qu'on perdra si on enlève le soubassement en question, dans l'hypothèse d'un repli national (un repli national sans Empire pour l'alimenter cette fois).

Ce que j'aime bien dans cet article c'est qu'il ne se focalise pas sur les échanges monétaires, dont l'impact est certes absolument certain (le rôle de la dette dans la destruction des économies africaines n'est plus à prouver) mais d'une part difficile à appréhender, d'autre part contextuel à un système marchand et financier donné. Il a également toute une partie sur les échanges matériels, physiques, je cite :

materials, measured in ’raw material equivalents’ (RMEs): i.e., total upstream (direct and indirect) raw material requirements related to the production of goods and services (measured in Gigatons [Gt])
land: i.e., total area of land use required for the production of goods and services (measured in million hectares [mn ha])
energy: i.e., total primary energy required to produce economic goods and services (measured in Exajoules [EJ])
labour: i.e., labour expended in the global commodity chain to produce a certain good and service (measured in million person-year equivalents [mn p-yeq])


Spoiler


Il ne s'agit donc pas de regarder comment s'opèrent ces échanges, mais simplement des masses de matériaux, énergie etc qui circulent entre une partie du monde et l'autre, sans se préoccuper de qui les utilise ensuite et à quels fins (et notamment on fait abstraction des rapports inégaux entre classes sociales à l'intérieur des espaces concernés).

Les auteurs donnent des points de comparaison, car ces ordres de grandeur sont difficiles à appréhender :

The results show that in the year 2015 the North’s net appropriation from the South totalled 12 billion tons of raw materials, 822 million hectares of land, 21 exajoules of energy (equivalent to 3.4 billion barrels of oil), and 188 million person-years equivalents of labour (equivalent to 392 billion hours of work). [...] For instance, 21 exajoules of energy would be enough to cover the annual energy requirements of building out necessary infrastructure to ensure that all 6.5 billion people in the global South have access to decent housing, public transport, healthcare, education, sanitation, communication, etc. Eight hundred and twenty-two million hectares of land, which is twice the size of India, would in theory be enough to provide nutritious food for up to 6 billion people, depending on land productivity and diet composition.


Si on le reformule selon la perspective du Nord, cela veut dire que sans ces échanges, il nous manquerait aujourd'hui alors que notre économie est sans doute au pic de son histoire, de quoi nourrir, loger, soigner, etc des milliards d'habitants - selon les standards du Sud certes (les auteurs estiment cette quantité comme équivalente à 1/4 du PIB total du Nord). Mais même en tenant compte de l'énorme gaspillage que nous faisons de notre richesse, je ne vois aucun monde dans lequel ça pourrait passer.

D'où ma conviction absolue qu'une société riche et complexe comme la nôtre (ou même comme la nôtre en 1850) ne peut pas survivre à la disparition réelle de l'Empire.

[ce message a été édité par Coen le barbu le 17/02 à 22:42]

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