Megalion a écrit :Voilà , merci, je comprends mieux ce que tu essaies de dire, à présent. Je t'envie un peu d'avoir comme ça la certitude que deux ou trois idées assez simples permettent d'expliquer quelques siècles d'histoire du monde. J'ai quand même du mal à être convaincu, parce que j'ai l'impression que dans cette vision de l'histoire que tu dis libérale et qui me paraît en fait plus exactement conservatrice, il y a beaucoup de liberté prise avec les faits, de simplifications et d'opérations illogiques.
Déjà , tu fais dire pas mal de choses aux autres qu'ils ne disent pas du tout. Si on avait sous la main l'un de ces fameux marxistes dont tu dis qu'ils sont partout et qu'on ne trouve nulle part et que tu lui disais que, selon lui, la révolution fait changer la société en une semaine, il trouverait que c'est une idée un peu grotesque. C'est assez rare quand même les gens qui prétendent que les révolutions, ou les insurrections, ou les contestations violentes peuvent « changer radicalement [une société] en une semaine », comme tu dis.
En fait, ce qu'on trouve le plus souvent, dans les théories révolutionnaires, si on doit simplifier énormément, c'est d'abord que la révolution connaît une longue phase préparatoire d'organisation et d'éducation, une phase de conflits violents et une nouvelle longue phase transitoire de réformes pour aboutir finalement à la société souhaitable. On trouve ça chez les marxistes, mais aussi chez les anarchistes ou, à l'autre bout, chez les nationalistes insurrectionnels.
Même si on écarte cet homme de paille que tu construis de la révolution instantanée et immédiate qui ne vise pas à l'État de droit, ton opposition entre le conflit violent et l'État de droit fait comme si on avait là deux situations contradictoires. On a l'impression que le droit évolue par ses seules logiques internes et que, par exemple, le droit n'est jamais modifié par une contestation violente ou qui simplement est le cadre d'actions qui sortent du droit. Mais est-ce que la contradiction est aussi évidente ? Il me semble qu'on a quand même un certain nombre d'exemples où une contestation où les gens emploient des moyens qui violent la loi conduit à des changements notables dans le droit : c'est par exemple le cas du mouvement pour les droits civiques, aux États-Unis, dans le contexte de la ségrégation raciale.
Le mouvement des droits civiques est plein d'actes délictueux, et même parfois d'actes criminels, et il connaît bien une résolution à l'intérieur de l'État de droit. Dire que l'évolution de l'État de droit par le droit est contradictoire avec l'action ou violente, ou délictueuse, ou criminelle, c'est créer une fiction sans grand rapport avec la réalité des processus d'élaboration du droit. Bien sûr, c'est une fiction utile et que l'on voit très souvent, parce que ses raisonnements illogiques permettent de disqualifier les conflits sociaux et de conserver les relations de pouvoir qui existent.
De ce point de vue, ton évaluation de la Révolution française n'est pas très étonnante. En quelques mots, tu dis beaucoup de choses qui sont quand même très problématiques. D'abord, on ne sait pas trop de quels monarques tu parles. Louis XVI puis Napoléon ? Louis XVI puis Louis XVIII ? Ensuite, faire des équivalences entre leurs situations respectives, c'est assez difficile : Napoléon et Louis XVIII doivent composer avec des technologies administratives et juridiques développées par la Révolution française qui ne contraignaient pas l'action de Louis XVI pendant la première partie de son règne, avant 1789. La constitution ou la charte constitutionnelle en sont de bons exemples.
Ensuite, l'idée que la Révolution française est un « gros bazar », elle est simple et séduisante, mais elle me paraît quand même pas si évidente. La Révolution française, c'est aussi en quelques années le déploiement d'une série de mesures, de principes et d'institutions qui ont joué un rôle essentiel dans les républiques successives, comme le service militaire citoyen, la langue française citoyenne, l'uniformisation des poids et des mesures, l'administration de la culture et du patrimoine et ainsi de suite. Ce qui émerge sous l'Empire et la Restauration, c'est une synthèse des technologies administratives et juridiques développées sous l'Ancien Régime et pendant la période révolutionnaire.
Maintenant, moi, je m'interroge vraiment sur ce que tu vois dans l'histoire du Royaume Uni. Tu nous dis, je crois, que le Royaume Uni est devenu puissant et prospère sans coup d'État, sans révolution et à peu près sans violence sociale. Je passe sur le fait que tu as décidé que les guerres civiles du 17e siècle étaient des phénomènes négligeables dont le caractère violent n'a joué aucun rôle dans l'élaboration des pratiques politiques britanniques. C'est une idée un peu curieuse et les spécialistes de la période ont souvent un avis assez différent, par exemple Allan MacInnes, dans son livre
The British Revolution (1629-1660), que l'éditeur résume en ces termes :
During the mid-seventeenth century, the Stuart dynasty faced revolution in their three kingdoms - Scotland, Ireland and England - which was marked by constitutional defiance, civil war, regecide, republicanism and the eventual restoration of monarchy. Opposition in all three kingdoms to the Stuarts as an imperial dynasty drew upon and shaped different perceptions of Britain. [Â…] This comprehensive survey is essential reading for all those studying this period of political crisis, which ultimately contributed to the definition of both the national interest of England and the national survival of Scotland and Ireland.
Je passe aussi sur le fait que la Glorieuse Révolution est quand même souvent décrite comme un coup d'État, ce qui n'est pas trop compatible avec ta conception de la continuité de l'État de droit. Admettons tout ça et restons sur la puissance britannique à l'époque industrielle. Est-ce que c'est une puissance qui se fonde et se développe sans coup d'État ? Ça ne paraît pas trop évident, dans la mesure où il s'agit d'une puissance coloniale qui a fait toutes sortes de coups d'État dans d'autres pays, pour les agréger à son empire.
La prospérité britannique est inextricablement liée au développement de l'empire colonial. Ce développement est le fruit d'une série de guerres coloniales, avec les puissances européennes et avec les puissances en cours de colonisation. En Inde, en Chine, en Crimée, dans le Moyen-Orient, en Afrique, la violence militaire et économique britannique a assuré la prospérité de la métropole. Alors peut-être qu'on peut dire que sur le territoire métropolitain, toute cette puissance et toute cette prospérité étaient obtenues sans contestation violente, coup d'État, révolution et tout ce qu'on voudra du même genre, mais sur la majorité du territoire britannique, la situation est bien différente.
Mais est-ce que c'était vraiment la paix sociale en Grande Bretagne et est-ce que les violences étaient constamment contenues dans le reste de l'Empire ? Des événements comme le
massacre de Peterloo et ses conséquences sur l'activité politique et journalistique semblent indiquer le contraire. En revanche, c'est vrai que le
mouvement chartiste opérait pour l'essentiel dans le cadre de la loi, mais c'est aussi vrai qu'il a constamment échoué à faire valoir ses demandes par ces moyens. Tirant les leçons de ces échecs, le
new unionism envisage des actions délictueuses pour faire valoir ses droits.
Du coup, si ton critère, c'est « on a décapité aucun dirigeant à Londres entre 1800 et 19?? », effectivement, le Royaume Uni est un exemple d'État qui se maintient et évolue sans rupture avec le droit. Si, en revanche, ton critère, c'est « les changements sociaux se sont opérés sans violence majeure, sans coup d'État, sans force armée et grâce à l'efficacité des processus prévus par le droit », alors c'est un très, très mauvais exemple. Si, comme tu le dis, « la politique par la violence est pour [toi] une politique barbare », alors il me semble que tu trouveras nécessairement que le Royaume Uni de l'époque est un exemple de barbarie.
Après, on pourrait multiplier à l'envi les exemples et les questions qui cadrent mal avec la fiction conservatrice que tu proposes de l'efficacité de l'État de droit et de sa primauté systématique sur les actions violentes. Une nation comme la Pologne aurait-elle pu conquérir son indépendance sans la Première Guerre Mondiale et les insurrections ? La
fédération démocratique de Syrie du nord aurait-elle pu faire émerger son État de droit sans lutte armée ? Comment arrives-tu à présenter le Royaume Uni comme un exemple, indépendamment de toutes les objections formulées, quand les femmes n'y avaient pas le droit de vote ?
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Selim al-Kateb
Rumeur des sables de Mystisie